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Ces humains qui ne savent plus aimer ?!




En 1967, le zoologiste Desmond Morris faisait remarquer : "pour expliquer les causes des vols, viols et meurtres des sociétés modernes, on compare souvent une ville à une jungle. Or vol, viol et meurtre sont des comportements qui se rencontrent assez rarement chez les animaux évoluant dans leur habitat naturel. Ils ne se comportent ainsi que dans les zoos". Les questions que l'auteur du "singe nu" posait alors : "Est-ce le fait de vivre loin de son habitat naturel qui amène l'humain à se comporter aussi brutalement ou est-ce seulement sa nature ?" Nature destructrice ou culture abrutissante ? Depuis deux millénaires, cette question taraude l'occident. Elle définit encore la toile de fond des débats publics et des propositions de réformes, les clivages entre gauche et droite et j'en passe. Certains l'appel le débat "Hobbes - Rousseau" qui l'exposaient ainsi il y a 200 ans : "L'homme est un loup pour l'homme" (Hobbes, De Cive, 1642), la nature de l'humain n'est que désir et crainte. Il doit accéder à la raison pour sortir de son état de nature. Ce à quoi répondait Rousseau (discours sur les inégalités, 1750), "l'Homme est naturellement bon, c'est la société qui le déprave". Les lois humaines portent en elles-même les germes de l'inégalité. Actuellement, ces visions opposées de l'humain bénéficient chacune de solides étayages scientifiques. Les travaux de Y. N. Harari par exemple, décrivent l'inévitable destruction qui accompagne l'implantation de l'humanité sur un territoire (Sapiens, 2011). D. Graeber et D. Wengrow rappellent que la recherche archéologique évincent souvent les preuves de longues périodes historiques dépourvues d'esclavages, de domination et de guerre (Au commencement était, 2021). Le sujet de la "nature" de l'humanité, loin d'être réservé à quelques minorités pensantes, est un sujet qui préoccupe la plupart des gens et pour cause : c'est en fonction de cette vision que nous établissons si il y a quelque chose à attendre de l'humain ou pas. Pouvons-nous nous permettre un peu d'optimisme ou mieux vaut-il rester réservés, voire un peu cyniques ? Au regard de l'expérience pourtant, ce débat est bien curieux. En effet, quand on sort des réflexions théoriques pour juste observer en pratique le fonctionnement humain au quotidien, un constat clair saute au yeux : Il n'existe pas "d'humain dangereux par nature" ou de personne qui naisse et agisse de façon violente ou perverse juste '"par nature", c'est-à-dire sans raison identifiée. Au contraire, ce que l'expérience démontre assez lourdement, c'est qu'un humain qui vol, viole ou tue est le plus souvent motivé par l'une des raisons suivantes : 1) Une douleur aiguë ou le risque d'une douleur (mentale, relationnelle, physique) : "je blesse pour anticiper, oublier ou me venger de ma souffrance", 2) Une auto-justification socialement admise : "je mérite de prendre et il/elle mérite de donner". Bien souvent, la deuxième cause engendre la première. Comme le soulignait D. Morris, à bien des égards il a peu de différence de fonctionnement entre l'humain moderne et le babouin : stratégies d'obtention et de centralisation du pouvoir, codification des comportements marquant la hiérarchie sociale, défense organisée du territoire... Peut-être, comme le proposait aussi l'éthologue, cette surprenante tendance humaine à la destruction est à mettre en lien avec le fait de construire et de vivre dans un contexte anti-naturel : entassement, rythme intense, éloignement des sources élémentaires de vie... Cette idée est toutefois contredite par les nombreux exemples de villes qui vivaient, semble-t-il, sans trace de destruction ou de domination hiérarchique, militaire ou de genre (ex : villes de l'Indus, Pakistan. Société Caral, Pérou). La question serait alors : "Aux quatre coins de la planète et apparemment de tout temps, qu'est-ce qui amène les sociétés humaines à basculer dans la violence ?" Pourquoi est-ce que l'humain abîme tout ? Parce qu'il ne fait pas attention. Mais pourquoi ne fait-il pas attention ? Parce qu'il court. Mais pourquoi court-il ? Parce qu'il a peur. Mais de quoi a-t-il peur ? Il a peur de souffrir et de mourir. Mais pourquoi devrait-il souffrir et mourir ? Parce qu'il ne sait plus aimer. (Comptine tribale). Une réponse à cette question pourrait bien être la perte du lien. Mais quel lien ? Quand on accompagne des publics violents, auto-destructeurs ou addictes, on découvre assez rapidement qu'ils ont un point commun : le lien à l'Autre a été lointain, perverti ou détruit. Il n'y a pas de surprises en effet, dans les histoires de vie de criminels célèbres, de psychopathes ou sociopathes notoires : violences, abus et saccages dès les premières relations sur la planète. La perte du lien est donc souvent identifiée comme l'un des facteurs déclencheurs de la consommation, le fait d'être poussé à consumer la vie, les autres, le monde. Ramener à l'échelle d'une société, serait-ce celà qui motiverait les croissances voraces, les désirs d'expansion et de domination ? Un vide intérieur, l'absence de lien ? J-M. Schaeffer donne l'exemple de deux célèbres ruptures de lien dans les soubassements idéologiques de la culture occidentale (La fin de l'exception humaine, 2007) : 1) "L'esprit (subtile) est supérieur à la matière (vulgaire)" : esprit et matière ne sont pas de même essence. Première rupture. 2) "l'humain (élu et raisonné) est supérieur à la Nature (brute et primaire)" : humanité et Nature ne sont pas de même essence. Deuxième rupture. Hiérarchie de l'esprit (pur) sur le corps (fourbe), du masculin (raisonné) sur le féminin (passionné), de l'humain (élu) sur la Nature (maudite). Le premier problème que pose ce système de croyance est qu'il est simplement faux. Grâce à la physique moderne, nous savons que ce que l'on appelle "matière" (particule, atome) ou "esprit" (conscience, volonté) peuvent se résumer sous une même appellation : énergie. "Esprit et matière sont deux mots approchant un même phénomène sous deux angles différents" (L'esprit et la matière, E. Schrodinger, 1959). Le deuxième problème qu'a et pose encore ce système de pensée, c'est qu'il abrutit. Il rend dur, froid et bancal pour une raison qui ne peut se comprendre que par l'expérience du vécu : C'est par le corps que je ressens, c'est par le sensible que je perçois, c'est par l'émotion que j'expérimente et vis l'intuition du lien. La tête, les idées et la raison ne m'en donnent qu'une re-présentation, une distance, elles m'en séparent. Si mon système de valeur glorifie l'aérien et les lettres de l'esprit, je perds la moitié de ce qui nourrit le lien, l'incarnation du lien, l'engagement du cœur. Ce qui peut-être constitue cette bascule, ce moment où l'humanité n'aligne plus ses actions avec ses besoins réels et ceux de son environnement, c'est peut-être ce moment où ses croyances, ses idées, ses raisonnements, le déconnectent de l'intime, du lien ? À l'échelle d'une relation et mis à part la pertinence de mes idées, ce qui me permet de mesurer la cohérence et la justesse de mon positionnement vis-à-vis de l'Autre, se sont les ressentis, les émotions, l'intuition. Ce sont ces capacités empathiques qui me permettent d'apprécier la violence d'une idée ou la souffrance potentielle qu'une stratégie va engendrer. "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" (Rabelais, 1532). Le corps et tout ce qui s'y attache a été durant des siècles en occident vu et vécu par certains comme une faiblesse, une perdition : "si l'émotion est une ivresse, la passion est une maladie" (Kant, 1798). Habité par cette peur du bouleversement, la menace des débordements passionnels, se sont érigés en Europe des codes sociaux, des normes comportementales dessinant à la fois les règles de bienséance mondaine mais également l'intime des couples, des amitiés et des familles. Se contenir, se dominer, connaître et respecter la Loi pour garantir la paix, éviter les écarts, évoluer en tant qu'individu et que société...Le XXème siècle sera peut-être reconnu comme l'un des plus meurtriers de l'Histoire contemporaine. Ainsi et pour conclure, il se pourrait bien que la modernité ait évacué par mégarde un petit point de détail : l'être. Ce que l'on a appelé "le matérialisme" voulait se libérer des dieux, des idéaux, des invisibles qui ralentissent la marche du progrès. Les institutions, les entreprises, la vie publique dans son ensemble s'est focalisée principalement sur l'AVOIR, laissant l'ÊTRE à la sphère privée. À force de conquêtes tournées vers le futur, elle ne prenait plus le temps de son intériorité, d'écouter son passé, ses intuitions, ses ressentis. De laisser le temps aux personnes de se rencontrer et d'échanger sur le Sens, l'Amour, le Lien. Être ensemble, non pas pour produire, mais juste par plaisir d'être ensemble. Sans ces espaces d'échange autour des pourquoi, le quotidien s'est nourrit de la rationalité froide des comment : Le pouvoir de possession calme le besoin de contrôle, La proximité physique calme le sentiment de vide et de solitude, La hiérarchie calme la recherche de reconnaissance, La dette cimente la dépendance et le lien social, L'attachement a remplacé l'Amour. Or, "être attaché" n'est pas aimer. Telle une amarre ou des lacets, le fait d'être attaché implique que le lien peut être trop serré ou distendu. De plus, les amarres comme les lacets cassent avec le temps. L'Amour lui, est inconditionnelle ce qui veut dire qu'il se fout bien de l'espace et du temps. Vivre attaché donne des envies de fuite ou des sensations d'étouffement car être attaché veut dire aussi "être une chose" : Il n'y a que les choses que l'on peut attacher. Et les choses on les possède. Du côté occidental, l'expression de cet attachement s'exprime au plus profond de l'affect de chacun par le mot qui désigne à la fois la menace de jugement (fama : "réputation") et la servilité à l'ordre établi (famulus : "cercle de serviteur") : "famille". Le sage rappel de Desmond Morris pourrait se résumer en cette phrase : rappelons-nous que nous sommes de cette Terre. Rappelons-nous que derrière les artifices sophistiqués de nos cultures, nous sommes organiques, vivants, vibrants. Rappelons-nous enfin que bien que nos "cultures" donnent l'impression de différences, nos natures elles (origine, besoins, destin) sont identiques. Comme le propose Ken Wilber (une brève histoire de tout, 1997), si nous souhaitons convertir nos révolutions sanglantes en véritable évolution, il nous faudra "inclure pour transcender" : reconnaître et entendre la parole de chacun.e. Pour ce faire, un même conseil rejaillit de nombreuses sagesses d'orient et d'occident, du sud au nord : faire autant d'espace à cette partie de nous qui pense, discrimine et sépare et qu'à cette autre partie qui accueille, reconnaît et unit. Un peu moins de tête, un peu plus de cœur, un peu moins de "nations" et de "puissances", un peu plus "d'humanité" et de "conscience d'espèce". Un peu moins d'adulte "encodé", un peu plus d'enfance spontanée. C'est bien souvent à leur contact qu'on se rappelle comment aimer.


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